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Victor Hugo, J’aime l’araignée et l’ortie : commentaire de texte

J’aime l’araignée et j’aime l’ortie,
Parce qu’on les hait ;
Et que rien n’exauce et que tout châtie
Leur morne souhait ;

Parce qu’elles sont maudites, chétives,
Noirs êtres rampants ;
Parce qu’elles sont les tristes captives
De leur guet-apens ;

Parce qu’elles sont prises dans leur œuvre ;
Ô sort ! fatals nœuds !
Parce que l’ortie est une couleuvre,
L’araignée un gueux ;

Parce qu’elles ont l’ombre des abîmes,
Parce qu’on les fuit,
Parce qu’elles sont toutes deux victimes
De la sombre nuit.

Passants, faites grâce à la plante obscure,
Au pauvre animal.
Plaignez la laideur, plaignez la piqûre,
Oh ! plaignez le mal !

Il n’est rien qui n’ait sa mélancolie ;
Tout veut un baiser.
Dans leur fauve horreur, pour peu qu’on oublie
De les écraser,

Pour peu qu’on leur jette un œil moins superbe,
Tout bas, loin du jour,
La vilaine bête et la mauvaise herbe
Murmurent : Amour !

Victor Hugo, Les Contemplations, « J’aime l’araignée et j’aime l’ortie »

Introduction

Écrivain français majeur, Victor Hugo est l’un des chefs de file du Romantisme. Durant sa longue carrière, il compose non seulement des poèmes, mais aussi nombre de romans et de pièces de théâtre. L’artiste entend s’affranchir des règles trop strictes de l’art et révolutionner la littérature. 

« J’aime l’araignée et l’ortie » est un poème tiré des Contemplations, l’un des plus importants recueils de Victor Hugo. Au moment où il écrit cette œuvre, le poète est en exil à Guernesey, en raison de son opposition acharnée à Napoléon III. Le titre du recueil renvoie d’ailleurs à cette période de retraite ou de repli sur soi. Dans les poèmes du livre 3, intitulé « Luttes et rêves », Victor Hugo exprime sa compassion face à la misère et à l’injustice.

Comment ce texte prend-il parti pour les plus vulnérables dans la société ? C’est ce que nous examinerons en analysant tout d’abord la défense de la laideur, puis en montrant comment le poète développe son argumentation en forme d’apologue. Nous verrons enfin en quoi Victor Hugo se reconnaît dans les défavorisés.

I- Défense de la laideur

Le titre du poème, « J’aime l’araignée et l’ortie », a valeur de programme. Il renvoie tout d’abord à la dimension lyrique du texte, à travers la première personne du singulier. Mais il présente aussi une affirmation en apparence paradoxale, qui annonce la défense de la laideur.

Un poème lyrique

Les Contemplations se distinguent par un lyrisme typiquement romantique. Victor Hugo y évoque non seulement ses enfants, mais aussi ses combats littéraires ou son adolescence. Il explore aussi les beautés de la nature, dans leurs correspondances avec l’âme humaine. Le recueil tend à l’évocation de la tristesse, de la douleur intérieure, du deuil.

Ces différentes thématiques se retrouvent fusionnées dans « J’aime l’araignée et l’ortie ». Victor Hugo les met au service d’un plaidoyer contre la misère et l’injustice. Le lyrisme justifie les prises de position qui peuvent paraître surprenantes et contre-intuitives, comme l’affirmation d’un amour pour un insecte détesté par la majorité des gens, ou pour une plante souvent considérée comme repoussante.

Le poète reconnaît qu’il adopte une position contraire à l’opinion générale. Mais il fait plus, puisqu’il revendique cette contestation du consensus : le poème s’ouvre sur une affirmation, mise en valeur par le parallélisme rythmique. Le décasyllabe se distingue par sa coupe au milieu : « j’aime l’araignée / et j’aime l’ortie » (rythme 5 + 5), pour un effet de parallélisme entre les deux personnages symboliques du poème. Victor Hugo explique cette affection paradoxale par un argument surprenant : « parce qu’on les hait »

On note l’opposition entre les deux occurrences du « je » au vers 1 et le pronom indéterminé « on » au vers 2. Le poète se distingue du reste des hommes, voire s’oppose à eux dans ses positions. Seul compte pour lui ce qu’il ressent et c’est la fonction du lyrisme que de servir de cadre à une défense de la laideur.

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L’exploration de la laideur

Mais en quoi consiste exactement cette laideur ? Victor Hugo ne décrit à aucun moment ni l’araignée, ni l’ortie. Il évoque plutôt l’opinion qu’on s’en fait généralement. Le poème est soutenu en ce sens par un champ lexical de la laideur et nombre d’images négatives ou dépréciatives.

Les araignées sont « de noirs êtres rampants ». La notion de noirceur et d’obscurité est reprise dans la strophe 4, où Victor Hugo la développe : l’expression  « l’ombre des abîmes » ajoute la dimension de profondeur, qui rappelle « rampants ». Dans la même strophe, la thématique se trouve reprise par « la sombre nuit ».

Au vers suivant, le poète introduit un parallélisme entre les araignées et l’ortie, qualifiée de « plante obscure », tandis que dans la dernière strophe du poème, il résume l’opinion générale dans un parallélisme qui n’est pas sans rappeler celui du vers 1 : « la vilaine bête et la mauvaise herbe ». Il reprend ici des expressions toutes faites, au ton superficiel, des lieux communs.

De la laideur à son éloge

Mais cette laideur n’est qu’apparente. L’araignée et l’ortie sont perçues ainsi par la plupart des hommes – à l’exception de Victor Hugo qui leur trouve d’indéniables qualités, résumées dans le dernier vers du poème : « Amour ». La majuscule souligne cette qualité intrinsèque, pour faire de l’araignée et de l’ortie des figures allégoriques.

Les deux créatures sont animées et douées de sentiments, selon le poète. Si cette caractéristique est évidente pour l’araignée, elle l’est moins pour l’ortie, qui n’est qu’une plante. Mais Victor Hugo la compare à une couleuvre, animal familier des jardins. On peut citer aussi le parallélisme, aux vers 17 et 18, entre « la plante obscure » et « le pauvre animal ». 

Le poème s’appuie sur une double opposition, entre laideur et amour, d’une part, entre le poète et les autres, d’autre part. La vision du poète lui permet d’identifier les qualités de créatures généralement méprisées.

*

Le lyrisme du poème est mis au service d’une transformation de la perception : Victor Hugo invite ainsi le lecteur à dépasser les conventions et les idées reçues, pour voir au-delà des apparences. L’araignée et l’ortie sont généralement considérées comme repoussantes, sans que cette opinion soit réellement fondée, et surtout, sans qu’elle prenne en compte les qualités intrinsèques de la plante et de l’insecte. Par son approche à la fois provocatrice et révolutionnaire, le poète entend faire changer les opinions et ouvrir les consciences à la question de la misère.

II- J’aime l’araignée et j’aime l’ortie : un poème en forme d’apologue

« J’aime l’araignée et j’aime l’ortie » est à la fois un poème empreint de lyrisme, traduisant une vision très personnelle de la réalité, et un apologue, dans lequel les deux créatures repoussantes incarnent les miséreux de l’époque de Victor Hugo. 

Structure du poème et argumentation

Le poème frappe par sa structure argumentative. On trouve ainsi un connecteur logique, dès le vers 2 : « parce que ». Le même connecteur revient ensuite en anaphore aux strophes 2, 3 et 4. Victor Hugo souhaite convaincre. Mais il se sert surtout des ressorts de la poésie pour persuader. Les deux stratégies sont complémentaires dans le poème.

La deuxième partie du texte, à partir de la strophe 5, constitue un appel à la compassion, comme l’indiquent les impératifs « faites grâce » et « plaignez ». On note la répétition (trois fois) de « plaignez », comme pour soutenir la stratégie de persuasion. Les deux dernières strophes présentent une argumentation, elles aussi, afin d’étayer l’appel aux sentiments du lecteur. 

La structure particulière des quatrains, faisant alterner les décasyllabes et les vers de cinq syllabes, insère l’argumentation dans un ensemble d’effets rythmiques, qui en souligne les contours. Les rimes mettent en valeur les termes clés de la persuasion : ainsi, alors que la réaction des gens est « d’écraser » orties et araignées, ces créatures ont des sentiments et aspirent à être aimées, comme le suggère le terme « baiser ». On peut citer de même l’opposition entre « loin du jour » et « Amour », Victor Hugo aimant à opposer des contraires à la rime.

Un appel à la pitié

Le premier argument de Victor Hugo prend le contre-pied de l’opinion communément acceptée. Si le poète apprécie l’araignée et l’ortie au point d’en faire les personnages de son poème et des allégories de la pauvreté, c’est précisément « parce qu’on les hait ». Cet argument a valeur de programme pour la suite du texte, puisque le poète entend questionner cette haine et ses motifs.

L’entame de la deuxième strophe reprend cette stratégie : « parce qu’elles sont maudites, chétives ». On comprend que le poète aime l’araignée et l’ortie parce qu’il s’agit de victimes, de la société d’une part, du sort, d’autre part. 

Les araignées, par exemple, sont « prises dans leur œuvre », c’est-à-dire la toile qu’elles tissent, au point de devenir des héroïnes tragiques, comme le suggère « fatals noeuds ». Cette idée intervient déjà dans la strophe précédente, où elles sont présentées comme « les tristes captives /De leur guet-apens ».

Le lecteur comprend peu à peu que l’araignée et l’ortie représentent les couches les plus défavorisées de la société, qui ne peuvent échapper au déterminisme social. Ce dernier les emprisonne dans leur condition de « gueux », terme ancien repris ici pour suggérer une servitude inspirée de la période médiévale. Il s’agit donc de deux figures allégoriques symbolisant les pauvres, que le reste de la société ne veut pas vraiment voir, ainsi que le montre le champ lexical de l’obscurité.

Appel à un changement de perspective

Victor Hugo plaide pour un changement de perspective et d’attitude. Le réflexe, face à une araignée, est de l’écraser (vers 24) et de considérer la plante comme l’insecte avec mépris. Le changement de perspective consiste donc à les voir avec « un oeil moins superbe »

Pour le romantique qu’est Victor Hugo, la laideur peut faire l’objet d’un poème. Le poète se distancie ainsi du dégoût qu’auraient provoqué l’araignée ou l’ortie dans l’esthétique classique. On peut d’ailleurs noter que Victor Hugo a rejeté l’alexandrin au profit des vers de 5 syllabes et des décasyllabes, ce qui constitue une preuve de modernité

Mais il évoque aussi des problématiques plus sociales et politiques, en défendant les défavorisés de son temps. Il en appelle aux sentiments de son lecteur, avec beaucoup de pathétique, surtout dans la deuxième partie du poème. Il fait aussi un portrait sans concession de la situation des défavorisés au début du texte, à l’aide du parallélisme « rien n’exauce / tout châtie ». En d’autres termes, les pauvres manquent de tout, ils n’ont « rien », et de surcroît, c’est toujours eux que l’on punit, ce qui rappelle la morale de la fable « Les animaux malades de la peste » de La Fontaine : « Selon que vous serez puissant ou misérable, / Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »

*

Victor Hugo utilise les ressorts de la persuasion, s’adressant aux sentiments et à la pitié du lecteur, pour le sensibiliser à la cause des plus défavorisés. Les revendications politiques du poète se confondent avec son exigence de liberté poétique. Victor Hugo cherche avant tout à éveiller les consciences et à dénoncer de manière allégorique les injustices sociales de son temps. 

III – De la défense des défavorisés à celle du poète

L’araignée et l’ortie sont les symboles du peuple qui souffre. Le poème reflète par conséquent la réflexion politique de l’auteur. Il appelle aussi à la tolérance et à plus d’amour. Mais surtout, il rapproche les défavorisés et le poète, ce qui permet de comprendre les raisons de la sympathie éprouvée par Victor Hugo pour les plus pauvres.

L’araignée et l’ortie sont les symboles du peuple qui souffre

L’araignée et l’ortie symbolisent le peuple en souffrance. Les deux créatures se caractérisent par leur petite taille par rapport aux humains. C’est pour le poète une manière d’évoquer une hiérarchie sociale intolérable. La société choisit d’ailleurs de les ignorer, de les reléguer dans l’ombre, comme l’indique le champ lexical de l’obscurité. Ils sont plus bas que terre et le terme « abîme » est à prendre dans son sens premier.

Les classes favorisées sont non seulement aveugles à la souffrance, mais elles font tout pour pratiquer la ségrégation sociale. Mais Victor Hugo met aussi le doigt sur un paradoxe essentiel : « on les fuit », affirme-t-il. Les défavorisés représentent le mal pour le reste de la population, ce à quoi renvoient aussi bien « la laideur » que « la piqûre ». Ils ne constituent pas un danger pour les classes favorisées, mais ces dernières veillent à les enfermer dans leur situation, comme par crainte.

Hugo montre ainsi que les défavorisés sont haïs parce que les gens en ont peur. Il appelle dans son poème à dépasser cette peur en explorant les qualités humaines des pauvres.

Un appel à la tolérance et à la compassion

Reconnaître l’humanité des défavorisés, c’est faire preuve à la fois de pitié ou de compassion, mais aussi de tolérance à ce qui est fondamentalement différent de soi. On note l’apostrophe aux lecteurs, ces « passants » qui pressent le pas lorsqu’ils voient un pauvre dans la rue. L’objectif est de dépasser « la laideur, la piqûre, le mal », comme l’indique l’énumération de la strophe 5. 

La pensée commune associe le plus souvent le mal à la laideur. Victor Hugo invite ici à dépasser les stéréotypes. Il s’agit d’abord de ne pas faire du mal à autrui, parce qu’il est moins favorisé, ce à quoi renvoie le verbe « écraser ». Mais ce n’est pas suffisant, il faut encore faire preuve d’amour

Comme tous les êtres humains, les défavorisés aspirent principalement à être aimés, ce que montre l’affirmation : « tout veut un baiser ». A travers l’emploi de « tout », Victor Hugo établit une relation entre les pauvres et le reste de la société. Le terme comprend l’ensemble des humains, mais aussi des créatures considérées comme viles, à l’image de l’araignée ou de l’ortie. Le poème est un plaidoyer pour l’amour universel.

L’araignée et l’ortie, allégories du poète

Mais on peut aller plus loin dans l’analyse des allégories poétiques. Ainsi, l’araignée et l’ortie peuvent aussi être comprises comme des allégories du poète. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Victor Hugo se prend de sympathie pour leur cause. Comme nous l’avons vu, le poète est exilé à Guernesey pour son action politique. Il se reconnaît donc dans la position des défavorisés et se voit lui aussi comme une victime

On comprend que la piqûre de l’ortie désigne en réalité les attaques de Victor Hugo contre Napoléon III. Sur l’île de Guernesey, le poète se sent mis à l’écart, dans l’ombre « des abîmes ». Il est captif, comme le sont l’araignée et l’ortie au vers 7. Il faut noter aussi la thématique de la mélancolie, typiquement romantique, mais exacerbée par l’exil. Les souhaits du poète ne sont pas exaucés (vers 3), il se retrouve châtié (vers 3) pour ses combats politiques. Il se console alors de sa « morne » situation en affirmant : « il n’est rien qui n’ait sa mélancolie ». 

Conclusion

Dans « J’aime l’araignée et j’aime l’ortie », Victor Hugo prend la défense de deux créatures faibles et haïes. Il aborde le problème de manière paradoxale, en renversant les convictions stéréotypées des classes favorisées, afin de les sensibiliser à la condition des pauvres. Mais il évoque aussi, de manière symbolique, sa situation de poète, exilé pour ses opinions politiques. Le refus des conventions poétiques sous-tend cette prise de position en faveur des plus faibles. Le poème peut se lire comme un cri de révolte, mais aussi comme un appel à plus de compassion et d’amour.

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