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Georges Perec (1936-1982) : vie et œuvre

Romancier-fabuliste mordu de jeu de go et adepte de la contrainte stylistique tyrannique, Georges Perec fut l’un des membres les plus actifs de l’Oulipo aux côtés de Raymond Queneau, et s’essaie à une poésie métrique aux effets comiques (il fut aussi verbicruciste).  

Écrivain du nouveau roman, Georges Perec livre dans La Vie, mode d’emploi (1978), texte qui conserve une place majeure dans la totalité de son œuvre et qu’il dédie à Raymond Queneau, une fresque romanesque inspirée de l’hyperréalisme.

Qui est Georges Perec ?

Né le 7 mars 1936 à Paris, Georges Perec connaît une enfance tragique. Ses parents, émigrés d’origine juive polonaise, meurent alors que Georges est encore très jeune. Son père est tué au front en juin 1940, et sa mère ne survit pas à Auschwitz, où elle a été déportée en 1943. 

De ce drame, Georges Perec conservera des blessures profondes. Pour le futur poète et romancier, il doit, par l’écriture, « essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose ». Par ailleurs, il dira de ses parents :

J’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie.

Georges Perec, W ou le Souvenir d’enfance

Le titre de son ouvrage autobiographique, W ou le Souvenir d’enfance, fait référence aux deux « V » entrelacés de la ville où il passe ses jeunes années : Villard-de-Lans, à Lans-en-Vercors (Villard et Vercors, donc). Car c’est en zone libre que sa mère l’envoie en 1941, pour le préserver du danger nazi. Il y passe le reste de la guerre, avec une partie de sa famille maternelle, auprès de sa tante. 

Sa mère est arrêtée à Drancy en janvier 1943, puis déportée au camp d’Auschwitz le mois suivant. Le petit Georges ne retournera à Paris qu’en 1945, où il est pris en charge par les Bienenfeld, la famille de sa tante. Ils l’adopteront par la suite.

Le jeune Georges fait ses études à l’école communale dans le 16e arrondissement de 1946 à 1954, avant d’intégrer le lycée Claude-Bernard et enfin le collège Geoffroy-Saint-Hilaire d’Etampes. Puis, en 1954, l’étudiant commence une hypokhâgne au lycée Henri-IV, qu’il abandonne rapidement.  

Après avoir effectué son service militaire à Pau, Georges Perec rencontre à Paris, en 1959, Paulette Pétras, étudiante à la Sorbonne, avec laquelle il se marie le 22 octobre 1960. En 1962, Perec devient documentaliste en neurophysiologie au CNRS. Il commence à publier quelques textes d’esthétique littéraire dans la revue Partisans et rédige des notules pour la Nouvelle Revue Française et les Lettres nouvelles.

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En 1969, Georges Perec se sépare de Paulette Pétras. Cependant, ils n’iront jamais jusqu’au divorce et resteront très proches, jusqu’à la mort de l’écrivain (c’est à elle que Perec doit le titre de son livre le plus fameux, Les Choses, elle participe aussi à la création des phrases pour La Disparition – sans la lettre « e »…).

L’éclat de l’écrivain

Avant cette séparation, Georges Perec publie Les Choses, en 1965, un roman de facture flaubertienne, « sociologique » qui connaît un grand succès et est récompensé du prix Renaudot. L’année suivante il publie Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, un petit récit dans lequel il laisse libre court aux inventions verbales.

Par la suite, l’oeuvre de Perec prend un véritable tournant oulipien – à l’issu de la publication des Choses, il rencontre Jacques Roubaud, membre fondateur de l’Oulipo, qui le fait entrer dans le groupe. Après avoir rencontré Raymond Queneau et Italo Calvino, les textes de Perec seront écrits sous contrainte oulipienne

Dans ses œuvres suivantes, Perec explore et expérimente toutes sortes de contraintes. D’abord avec La Disparition, en 1969, un roman écrit sans la lettre « e » (un lipogramme). Puis Les Revenentes, en 1972, où la seule voyelle utilisée est le « e ». Enfin, La Vie, mode d’emploi, salué d’un prix Médicis en 1978, est une œuvre puzzle et plurielle.

Durant les six dernières années de son existence, Georges Perec touche un peu au cinéma, et vit avec la cinéaste Catherine Binet, dont il produit le film Les Jeux de la comtesse Dolingen de Gratz.

Le 3 mars 1982, Georges Perec succombe à un cancer des poumons, à l’hôpital Charles-Foix d’Ivry-sur-Seine, à l’âge de 45 ans, quelques mois après avoir publié 25 choses à faire avant de mourir. Il est incinéré au Père-Lachaise.

L’oeuvre de Georges Perec 

La pratique littéraire de Georges Perec se caractérise, avant tout, par une recherche du jeu mathématique, dans la lignée de la pratique oulipienne. Ce trait, poussé à l’extrême, le conduit à un certain formalisme dans l’écriture, qui ferait des jeux de forme et de structures le cœur de la matière romanesque.

Néanmoins, Perec échappe à cette catégorisation en se confrontant à des domaines d’expérience littéraire et artistique très larges : tout d’abord la poésie (avec ses recueils Ulcérations, en 1974, La Clôture, en 1980 et Alphabets en 1976). Puis l’écriture autobiographique (La Boutique obscure en 1973, et W ou le souvenir d’enfance, en 1975) ou encore le théâtre avec L’Augmentation et La Poche Parmentier en 1981.

Quant aux thèmes autour desquels s’articule son œuvre, ceux-ci occupent trois champs importants : le quotidien, l’autobiographie et le goût des histoires. Le jeu, toujours présent, permet à Perec d’explorer des idées bien plus graves, comme la quête identitaire, l’angoisse et la disparition.

L’écriture de l’enfance

« Je n’ai pas de souvenirs d’enfance », déclare Perec. Pour l’écrivain, la disparition de ses proches, et de ses parents en particulier, constitue le nœud gordien de sa vie, et par extension de sa production littéraire. Les différentes psychothérapies et psychanalyses entamées dans sa vie auront un effet certain sur sa vision de la vie et du monde. 

Car, si l’écriture de Perec a pu présenter au départ une ébauche d’engagement à la Jean-Paul Sartre, il s’en éloigne très vite pour se concentrer sur le récit des choses ordinaires. Le lien à la réalité, rendu parfois impossible par le traumatisme d’une enfance volée, est recréé par le biais du souvenir.

Le vide de mémoire est ainsi compensé, chez l’écrivain, par une exploration chirurgicale de ses souvenirs à partir du peu d’éléments qui subsistent. Ses romans portent de fait la marque de la réminiscence : par exemple, chaque chapitre des Choses commence par une histoire vraie, tirée de son vécu.

Ce travail sur la mémoire trouve son aboutissement dans W ou le souvenir d’enfance, livre qui se situe à mi-chemin entre l’autobiographie et la fiction. Le théoricien de la littérature Philippe Lejeune a théorisé le concept de « pacte autobiographique » (un pacte tacite entre auteur lecteur, fondé sur la déclaration de Rousseau, selon laquelle le premier doit au second « toute la vérité de la nature de leur récit autobiographique »). À propos de Perec, il écrit :

W ou le souvenir d’enfance présente deux déviations, l’une assez originale – c’est ce que j’appellerai l’autobiographie critique; l’autre rarissime, l’idée d’intégrer dans un même livre des composantes de ce que j’ai appelé “l’espace autobiographique”, c’est-à-dire l’autobiographie et la fiction.

Philippe Lejeune, La mémoire et l’oblique ; Georges Perec autobiographe

Dans W ou le souvenir d’enfance, Perec convoque ainsi des fractions de son enfance, tout en les soumettant au doute et à la mise en forme nécessairement imposée par l’entreprise romanesque. Dans certains extraits, la présence du « je » se rapporte davantage aux verbes conjugués au présent, dans un ensemble souvent soumis au conditionnel :

Le premier souvenir aurait pour cadre l’arrière boutique de ma grand-mère. J’ai trois ans. Je suis assis au centre de la pièce, au milieu des journaux yiddish éparpillés. Le cercle de la famille m’entoure complètement […] toute la famille, la totalité, l’intégralité de la famille est là, réunie autour de l’enfant qui vient de naître (n’ai-je pourtant pas dit il y a un instant que j’avais trois ans ?), comme un rempart infranchissable. Tout le monde s’extasie devant le fait que j’ai désigné une lettre hébraïque en l’identifiant : le signe aurait eu la forme d’un carré ouvert à son angle inférieur […] et son nom aurait été gammeth ou gammel. La scène tout entière, par son thème, sa douceur, sa lumière, ressemble pour moi à un tableau, peut-être de Rembrandt ou peut-être inventé, qui se nommerait “Jésus en face des Docteurs”.

Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance

Le poète

Dès ses premiers poèmes, Georges Perec a soumis son écriture poétique aux contraintes oulipiennes. Des poèmes franglais aux sonnets hétérogrammatiques (où chaque phrase comporte toutes les lettres de l’alphabet au plus une fois, comme dans Alphabets ou La Clôture), en passant par les palindromes, le poète a toujours pris du plaisir à jouer avec les mots, comme il le confie lui-même :

Je n’envisage pas pour l’instant d’écrire de la poésie autrement qu’en m’imposant de telles contraintes […]. L’intense difficulté que pose ce genre de production et la patience qu’il faut pour parvenir à aligner, par exemple, onze vers de onze lettres chacun ne me semblent rien comparées à la terreur que serait pour moi d’écrire de la poésie librement.

Entretien Georges Perec avec Jean-Marie Le Sidaner (1979)

Il arrive que les poèmes de Perec soient, du fait de leur contrainte choisie, d’une simplicité désarmante. Il en va ainsi pour « Déménager », dans lequel, partant d’une idée : le voyage, le départ, Perec enchaîne les infinitifs, comme dans un grand dictionnaire de champs lexicaux : 

Quitter un appartement. Vider les lieux. Décamper. Faire place nette. Débarrasser le plancher. Inventorier, ranger, classer, trier. Éliminer, jeter, fourguer. Casser. Brûler. Descendre, desceller, déclouer, décoller, dévisser, décrocher. Débrancher, détacher, couper, tirer, démonter, plier, couper. Rouler. Empaqueter, emballer, sangler, nouer, empiler, rassembler, entasser, ficeler, envelopper, protéger, recouvrir, entourer, serrer. Enlever, porter, soulever. Balayer. Fermer. Partir.

Georges Perec, Déménager

Il arrive aussi que Perec revienne à la forme poétique dans le cadre d’un autre exercice littéraire. C’est le cas pour son poème « Sois soumis, mon chagrin », dont on peut souligner le ton plus nostalgique que ludique, et inséré dans son roman La Disparition (c’est-à-dire qu’il répond aux mêmes contraintes que ce dernier: un lipogramme, où la lettre « e » est absente de tout le texte). 

Sois soumis, mon chagrin, puis dans ton coin sois sourd.
Tu la voulais la nuit, la voilà, la voici :
Un air tout obscurci a chu sur nos faubourgs,
Ici portant la paix, là-bas donnant souci.
Tandis qu’un vil magma d’humains, oh, trop banals,
Sous l’aiguillon Plaisir, guillotin sans amour,
Va puisant son poison aux puants carnavals,
Mon chagrin, saisis-moi la main ; là, pour toujours,
Loin d’ici. Vois s’offrir sur un balcon d’oubli,
Aux habits pourrissants, nos ans qui sont partis ;
Surgir du fond marin un guignon souriant ;
Apollon moribond s’assoupir sous un arc,
Puis ainsi qu’un drap noir traînant au clair ponant,
Ouïs, Amour, ouïs la Nuit qui sourd du parc.

George Perec, La Disparition, « Sois soumis, mon chagrin »

Le romancier des choses

Georges Perec a, dès son premier roman Les Choses, développé un goût du réalisme, tout en inscrivant son travail dans un héritage littéraire poussé. Loin de se contenter d’une écriture superficielle dont le seul but serait de faire des tours sur elle-même, Perec réécrit L’Éducation sentimentale en invoquant des références plus modernes : Barthes, James Joyce, Dac ou Hergé. Il s’explique dans Le Figaro :

— À votre sujet, Robert Kanters évoque Flaubert.
— C’est très juste. J’ai construit mon livre sur le modèle de l’Éducation sentimentale. Il y a toutes les choses nécessaires : le voyage en bateau, l’hôtel des ventes, le séjour en Tunisie.
— Un pastiche ?
— Un art de la citation, dit-il modestement. J’ai mis trente ou quarante phrases de l’Éducation et tout le livre est construit sur le rythme ternaire cher à Flaubert.

Jean Chalon, Figaro Littéraire, 25 novembre 1965

Perec sous-titre son roman « Une histoire des années soixante » en racontant l’histoire d’un couple qui désire des « choses » que lui impose une société de consommation en émergence. Ces « choses », les réflexions qui sont faites à leur égard, les personnages qui évoluent autour d’elles sont autant d’objets vus, rêvés et fantasmés faisant partie de ce que Perec nomme « l’infra-ordinaire » :

Ils auraient aimé être riches. Ils croyaient qu’ils auraient su l’être. Ils auraient su s’habiller, regarder, sourire comme des gens riches. Ils auraient eu le tact, la discrétion nécessaires. Ils auraient oublié leurs richesses, auraient su ne pas l’étaler. Ils ne s’en seraient pas glorifiés. Ils l’auraient respirée. Leurs plaisirs auraient été intenses. Ils auraient aimé marcher, flâner, choisir, apprécier. Ils auraient aimé vivre. Leur vie aurait été un art de vivre.

Georges Perec, Les Choses

Perec a décliné ce procédé de dissection formelle et l’a réinventé dans les romans qui ont suivi Les Choses. Dans La Vie mode d’emploi (1978), il pousse jusqu’à l’extrême une narration labyrinthique, et livre un essai des plus complexes concernant l’écriture, à mi-chemin entre les mathématiques et la littérature.

Livre monumental, à plusieurs niveaux, sous-titré « romans », La Vie, mode d’emploi est une « véritable machine à raconter des histoires » et va jusqu’à remettre en question la forme même du roman classique, en faisant converger une centaine de petits récits policiers, sentimentaux, sociologiques et biographiques, dans une explosion tragi-comique, pour s’approcher au plus près du Graal, l’art total.

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Violaine Epitalon

Violaine Epitalon

Violaine Epitalon est journaliste, titulaire d'un Master en lettres classiques et en littérature comparée et spécialisée en linguistique, philosophie antique et anecdotes abracadabrantesques.

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