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Pour vivre ici (1918) - Paul Éluard [poésie française]

Je fis un feu, l’azur m’ayant abandonné,
Un feu pour être son ami,
Un feu pour m’introduire dans la nuit d’hiver
Un feu pour vivre mieux.

Je lui donnai ce que le jour m’avait donné :
Les forêts, les buissons, les champs de blé, les vignes,
Les nids et leurs oiseaux, les maisons et leurs clés,
Les insectes, les fleurs, les fourrures, les fêtes.

Je vécus au seul bruit des flammes crépitantes,
Au seul parfum de leur chaleur;
J’étais comme un bateau coulant dans l’eau fermée,
Comme un mort je n’avais qu’un unique élément.

Pour vivre ici (1918) – Paul Éluard

Commentaire de texte

En 1918, Paul Éluard n’a que 23 ans et sort de la première Guerre mondiale. Le monde est dévasté et le titre de ce poème « pour vivre ici » semble annoncer un manuel d’instruction pour trouver le moyen de vivre dans un monde si cruel.

Si le poète est bien entendu encore imprégné des horreurs de la guerre (la mort étant un des thèmes centraux de ce poème), Éluard y oppose les éléments essentiels à la vie, donnant à ce texte une force singulière, chef-d’œuvre du surréalisme.

La première strophe introduit un des personnages principaux du poème : le feu. Sa présence est tout de suite justifiée : « l’azur m’ayant abandonné », comme si les temps heureux d’avant la guerre ne pouvaient jamais revenir, le poète vivant désormais dans un éternel chaos caractérisé par la nuit qui s’oppose au ciel azur. La chaleur du feu s’oppose ainsi à « la [froide] nuit d’hiver ».

La répétition de « un feu » lors des trois autres vers de cette première strophe accentue sa présence salvatrice et met en exergue son importance pour le poète. Le feu est vital, surtout dans les conditions décrites par l’auteur : l’absence de lumière du jour et le froid de l’hiver. Il permet de « vivre mieux » alors que l’hiver est synonyme de mort.

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On comprend bien qu’après le chaos de la guerre, l’homme n’a plus rien sinon ce feu qui n’a ni corps, ni âme, sinon le pouvoir de réchauffer ceux des humains. Il devient ainsi un « ami » auquel on est prêt à tout donner (« Je lui donnai ce que le jour m’avait donné »). Il nourrit le feu de ce que le jour lui a donné, comme un échange réciproque afin de faire fructifier la vie.

La deuxième strophe énumère les éléments que le poète donne au feu. Ces ressources sont partagées entre des éléments de la nature (« Les forêts, les buissons, les champs de blé, les vignes », les oiseaux et leurs nids, « les insectes, les fleurs »…) et des éléments humains (« les maisons et leurs clés », « les fêtes »…). Il est intéressant de noter la référence constante à la vie dans ces éléments. La mention d’abris comme le nids ou les maisons me rappelle un passage de Gaston Bachelard dans La poétique de l’espace :

« Le peintre Vlaminck vivant dans sa maison tranquille, écrit : ‘le bien-être que j’éprouve devant le feu, quand le mauvais temps fait rage, est tout animal. Le rat dans son trou, le lapin dans son terrier, la vache dans l’étable doivent être heureux comme je le suis.’ Ainsi le bien-être nous rend à la primitivité du refuge. »

Le feu et l’abri vont de pair pour rassurer les hommes et leur permettre de mieux vivre.

Le foisonnement de vie dans cette deuxième strophe est à opposer à la troisième et dernière strophe. Celle-ci commence par le verbe vivre mais qui est cette fois-ci employé au passé, annonçant une vie finissante, peut être déjà achevée. La nostalgie du poète se remémore les bienfaits prodigués par les flammes, leur bruit, leur chaleur…

Les deux derniers vers introduisent alors à nouveau le thème de la mort en évoquant l’élément opposé à celui du feu : l’eau. Se décrivant tel un « bateau coulant dans l’eau fermée », on voit bien la sensation de l’homme qui plonge vers une mort certaine, sans issues. Cette évocation des profondeurs de la mer est à opposer avec l’azur perdu, donnant au poème une verticalité entre la vie liée au ciel azur et la mort symbolisée par les profondeurs océaniques.

Le dernier vers « Comme un mort je n’avais qu’un unique élément. » est d’une violence inouïe. Le mot « mort » est enfin utilisé et montre l’impossibilité de la coexistence des éléments « feu » et « eau ». L’usage de « comme » semble montrer que le narrateur n’est pas encore tout à fait mort même si c’est tout comme.

L’interprétation de cette conclusion peut varier. Selon moi, le poète veut montrer qu’il ne faut pas s’enfermer dans le plaisir trompeur de la proximité d’un feu, enfermé dans son abri. C’est là le meilleur moyen de se couper des hommes, de la vie extérieur qui nous nourrit chaque jour. Si le feu nous réchauffe le coeur la nuit ou lors des moments sombres de notre histoire, il ne doit pas se substituer à la nature, véritable source de la vie. L’eau qui évoque la mort à la fin de ce poème est un élément indispensable à la survie. S’il peut éteindre le feu, les deux éléments alliés ensemble sont le meilleur remède aux maux de la vie.

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Commentaires

Alexandra

Merci!!!!

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Stéphane KABAMBA

Bravo pour ce poème très éloquent. Belle plume… Je partage !

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Nicolas Le Roux

Merci à vous Stéphane !

Nicolas.

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Cosette Grunig

Je ne suis pas très  » poésie « , j’ai toujours trouvé que c’était un langage assez fermé ( pour moi !)
Mais vos articles sont intéressants et aide à comprendre le fond.

Beau travail, merci
Cosette

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Nicolas Le Roux

Merci Cosette pour votre commentaire !

Nicolas.

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Gaudet Nicole

Très beau poème! Merci pour l’analyse pertinente qui explique clairement les sentiments de l’auteur! Pour moi qui suis pourtant une grande lectrice, la poésie demeure la forme littéraire la moins accessible…. j’espère donc me l’approprier grâce à vos prochains textes. MERCI encore!

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Nicolas Le Roux

Bonjour Nicole,
Merci pour votre commentaire qui me donne l’envie de continuer.

À bientôt,
Nicolas.

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Lili

Bonjour et merci pour ce très beau texte de Paul Eluard. Le commentaire de texte est très intéressant, j’aurai simplement ajouté une deuxième lecture, le feu étant également le « petit nom » donné à la guerre (cf Henri Barbusse et son roman « le feu » où raconte son quotidien pendant la guerre, sous le feu). Ainsi, on peut également que le poète a tout donné au feu et que le feu (la guerre de 14-18), a tout pris, y compris sa vie.

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Nicolas Le Roux

Merci Lili pour cette lecture très intéressante ! Je ne connaissais pas ce « petit nom » de la guerre.

À bientôt,
Nicolas.

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Petula

Merci pour cette poésie et pour le commentaire. Au plaisir de lire 🙂

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